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Mon dernier article a été l’occasion d’une vague de commentaires indignés sur Facebook, principalement de mères de familles, qui me reprochaient en clair de les traiter de crétines. Outre que j’avais bien précisé que ce n’était pas le cas, ça m’a confirmé dans mon intention d’entamer un petit guide méthodologique du débat. (L’occasion de créer une nouvelle rubrique.) A vrai dire, j’en avait déjà rédigé le premier article, qui traitait de la comparaison et de l’usage qu’on en fait en rhétorique.

Aujourd’hui, j’aimerais évoquer la généralisation. On l’entend souvent, cette remarque un rien agressive, dans n’importe quel débat sur n’importe quel sujet : « Non mais là tu généralises, c’est pas toujours vrai ». Ben oui, je généralise. Et je l’assume très bien. Pire, je m’en félicite.

Regardons un peu ce qui se passait si j’écoutais cette remarque et mettais en pratique ce qu’elle implique, en imaginant que nous débattons de l’opportunité d’aller faire des papouilles à un lion lors d’un safari. Mon postulat de départ serait le suivant : « Approcher un lion, c’est risqué, à moins qu’il soit dans un enclos et nous dehors. Ou l’inverse, à la rigueur ». Réponse immédiate, et inévitable : « Nan mais tu généralises, y’a des lions trop sympas, suffit de lire Joseph Kessel pour s’en convaincre ». Si mon interlocuteur est un geek, il prendra même soin de poster cette vidéo :

Subjugué par un tel argument, je vais m’empresser de partir en safari pour aller faire des papouilles au premier lion que je verrai. Et ce sera la fin de ce blog, ce qui serait dommage.

Généraliser est nécessaire, vital : on ne peut pas comprendre le monde si on n’accepte pas de tirer des conclusions générales de nos expériences. Nos ancêtres n’ont pas survécu autrement : quand la moitié de la tribu crevait dans d’atroces souffrances après avoir mangé un champignon, on concluait que ce champignon n’était pas bon. Si un membre de la tribu s’était amusé à dire « Nan mais les gars vous généralisez, et ça c’est limite facho, ça rappelle les heures les plus sombres de la préhistoire », eh ben l’autre moitié aurait crevé de la même façon après l’omelette aux champignons du lendemain.

Aujourd’hui, on meurt un peu moins de ce genre de choses (remarquons ensemble que c’est justement parce qu’on a généralisé comme des ordures pendant des siècles…), mais ça n’empêche pas qu’on doit continuer à généraliser, pour pouvoir appréhender le monde dans lequel on vit. Tenez, par exemple : l’homme et la femme, dont on dit qu’ils sont différents. « Ouais, mais moi mon tonton Robert il a une voix aigüe et pas de barbe, alors je vois pas pourquoi tu oses dire que les hommes sont poilus et ont la voix grave ». Et hop, la théorie du genre est là. Bravo, mon cher « nan-mais-faut-pas-généraliser »…

Dans mon dernier article, celui qui a provoqué la rédaction de celui-ci et qui n’est donc plus mon dernier article mais mon avant-dernier article (jusqu’au suivant…), on parlait beaucoup d’intelligence. On me reprochait en substance de ne l’avoir pas définie. Eh bien… je ne la définirai pas non plus maintenant. Mais, au regard des lignes que vous venez de lire, je voudrais préciser deux choses qui pour moi sont preuves d’intelligence.

La première est cette capacité de sortir de soi-même. Le crétin se suffit à lui-même, sur le plan intellectuel : il est son propre monde, tout tourne autour de lui, tout se ramène à lui. Qu’on évoque devant lui la souffrance d’un peuple lointain qui meurt de faim, lui constate qu’il n’a pas faim, et conclut que la faim n’existe pas. Par pitié, lors d’un débat, ne rapportez pas tout à vous : ne concluez pas à la fausseté d’un raisonnement parce que vous ne le vérifiez pas, ou parce que vous connaissez des gens qui ne le vérifient pas. Sortez de vous-mêmes, de votre petite expérience forcément limitée (qui est pourtant évidemment importante ; mais ne fait pas à elle seule un monde), pour aller plus loin, voir plus haut, plonger plus profond. Si en plus le débat en question porte sur l’intelligence, ça vous permettra accessoirement de ne pas être pris d’office pour un crétin.

Cependant, je rejoindrai mon cher « nan-mais-faut-pas-généraliser » sur un point, et ce sera le deuxième signe extérieur d’intelligence que je pointerai ici : s’il est nécessaire et vital d’être capable de généraliser, il est tout aussi nécessaire et vital d’être capable de comprendre que des exceptions existeront toujours. Généraliser à fond et jusqu’au bout ne conduit qu’à l’absurdité : si j’étais le généralisateur compulsif que certains semblent penser que je suis, je nierais qu’un lion puisse faire autre chose avec un humain que le bouffer tout cru. L’expérience me prouve le contraire ? Très bien : c’est une exception.

Celle dont on dit – à tort – qu’elle confirme la règle. Non, l’exception ne confirme pas la règle, elle se contente de prouver que la règle est une règle : une succession de cas isolés dont on ne peut tirer aucune conclusion ne connait pas d’exceptions.

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